07 septembre 2014

J pour Jaywalking



Jaywalking.  Kessé ça ?  Après les bagels (B) et le smoked-meat, c'est le jaywalking qui caractérise Montréal d'entre toutes les autres villes de l'Amérique du Nord.  Le jaywalking (aucune bonne traduction) est l'art pour un piéton de traverser la rue d'une façon non-conventionnelle, c'est à dire hors des conventions de circulations telles que comprises par un conformiste torontois ou de n'importe quelle autre ville du RoC (Rest of Canada).

À Montréal, les usagers de la route sont très indisciplinés.  Certains attribuent cette propriété au sang latin qui coule dans nos veines.  Ce n'est pas pour rien que dans toute l'Amérique du Nord, c'est seulement sur l'ile de Montréal que le virage à droite au feu rouge est interdit.  Pour les voitures, il y a le chaos de base associé à la conduite en ville auquel il faut additionner des facteurs aggravants à Montréal, comme l'hiver et l'éternelle construction.  Cette multiplication des cônes oranges et les bouchons de circulation ont engendré une utilisation accrue du vélo, notamment via le libre-service Bixi, ce qui ajoute à la complexité de l'expérience automobile.  Mais même quand il n'y a pas de neige, pas de construction et que les vélos sont tous sur une piste cyclable, les piétons demeurent une entrave importante à la circulation motorisée au centre-ville de Montréal.  Ce n'est pas la présence de piétons qui dérange, mais leur comportement indiscipliné.

J'associe le jaywalking à Montréal, mais je pense que ce comportement est inscrit profondément dans notre tempérament québécois, c'est juste que de traverser la rue de travers à St-Louis-du-Ha!-Ha! a moins de conséquences qu'au coin Peel-Ste-Catherine.  Sans vraiment avoir passé du temps à Montréal auparavant, je me suis retrouvé à Toronto en stage en 1988 et c'est là que j'ai appris que j'étais un jaywalker incorrigible.  J'étais avec un groupe hétérogène de francos et d'anglos et on se dirigeait à pied vers un arrêt d'autobus à quelques coins de rues de notre point de départ.  On arrive à un feu de circulation et il n'y a pas un chat dans la rue.  Je suis le premier devant, je ne vois aucun danger et je m'engage dans la rue sans même feindre de m'arrêter.  J'ai failli trébucher quand une fille du groupe (anglophone) m'a retenu vigoureusement par l'arrière du collet de chemise pour me ramener sur le trottoir.  "Woah  le Québécois, tu vois pas qu'c'est rouge ?"  "B'en là, c'est dimanche matin, il n'y a pas une voiture à un km à la ronde !"  "B'en voyons, c'est rouge"  "Je l'sais, mais on va quand même pas attendre ici alors qu'il est parfaitement sécuritaire de passer" "Si t'étais en voiture, t'arrêterais non ?" "Justement, je suis à pied..."  À partir de ce moment là, je me suis rendu compte que la fille n'était pas plus anale que ses compatriotes par rapport aux feux de circulation, c'est juste que  99% des Torontois ont des réflexes conditionnés aux sémaphores des coins des rues et s'arrêtent systématiquement sur le rouge, la main orange, le "Don't Walk" comme le chien de Pavlov qui entend sa cloche.



Ainsi donc, Montréal est la capitale du jaywalking.  Les gens traversent partout où bon leur semble, pas nécessairement à la traverse de piétons.  Les gens ignorent souvent les feux de circulation destinés aux piétons et traversent plutôt au "feeling" en évaluant la quantité et la vitesse de la circulation qui croise, quitte à courir en trompe-la-mort.  Quand c'est vraiment le temps de traverser sur le signal du piéton blanc lumineux, suivi de la main orange qui clignote, il n'est pas rare que le troupeau de piétons qui pour une fois avait patiemment attendu ouvre une brèche qui ne se referme que bien après le retour de l'interdiction de passer. Ça fait évidemment rager les automobilistes qui essaient de tourner à droite dans leur plein droit. Ils se font klaxonner, comme si les poursuivants s'attendaient à ce qu'il fonce dans le flux ininterrompu de piétons qui défient l'intersection.

J'imagine que tu portes en toi des gènes de jaywalkeuse.  Cependant, j'ai comme l'impression que tu as été élevée à une époque où la sécurité à tout prix à beaucoup plus la cote qu'à mon époque.  Dans les années 70-80, je faisais du vélo sans casque (et Guy Lafleur n'en portait même pas sur la glace), je ne me suis jamais mis les fesses dans un siège de bébé (et aucun de mes 5 frères et soeurs), on ne portait pas la ceinture de sécurité, on pouvait même s'asseoir en avant sur la grande banquette avant de la voiture entre nos parents ou entre les genoux de papa en faisant semblant de conduire.  Mon père fumait dans l'auto les vitres montées en plein hiver, avec la famille dans la voiture.  Il n'y avait pas de clôture obligatoire autour des piscines, on passait la tondeuse nu-pieds, on pouvait marcher 1,6 km jusqu'à l'école en évitant les semi-remorques pleins de bois qui nous rasaient les oreilles et on pouvait s'éloigner passablement de la maison sans supervision en autant qu'on soit là pour souper.  J'exagère un tantinet, mais si peu comme d'habitude.  Tout ça pour dire que ça s'peut que ta génération ait intégré subrepticement un antidote ou un anti-réflexe au jaywalking. Ça constituerait une malheureuse extinction d'un trait culturel important.  Ce serait aussi triste que de perdre les tournures de parlure de nos ascendants: le "bedack" et le "mufle" de Jean-Louis, le "tortichon" de ma mère et le "on va y jouer un cr&*# de tour" de mon père.

Maintenant, si jamais tu as la pulsion soudaine de jaywalker, fais ça en fille qui veut continuer de développer ses projets sur ses deux jambes.  J'aimerais mieux que pas, mais tu auras un jour la tentation, si ce n'est que par mimétisme.  Prends de l'expérience avant de te lancer, mais de grâce, observe ces quelques règles:
  • Jamais avec des écouteurs dans les oreilles.  Si tu veux jaywalker "de façon sécuritaire", assures-toi de bien lire l'environnement et le contexte.  Les indices sonores et une attention sur 360 degrés sont primordiaux.  Comme dans l'enclave, full concentrée.
  • Pas d'hésitation.  Ou bien tu y vas ou bien tu n'y vas pas, pas de remords à mi-chemin. Et si tu y vas, vas-y gaiement avec l'air décidé le couteau entre les dents.  Comme en échappée à la fin de ton shift.
  • Choisis les moments et les endroits plus propices.  Quand le soleil est bas, au moins un sens de la circulation est aveuglée, ce n'est pas un bon moment.  La nuit, on voit bien les phares, mais est-ce que tu es bien visible ? L'hiver, tes pieds peuvent partir plus vite que toi, un peu comme quand la Zamboni vient juste de passer et que le coach doit traverser la glace en petits souliers.
  • Attention aux cyclistes.  Comme en voiture, il faut aussi surveiller les cyclistes quand on piétonne.  Il y en a des très téméraires qui ne ralentissent même pas aux intersections.  Ouvre l'oeil et lève la tête, comme quand tu traverses la ligne bleue hors l'aile.
  • Étire la main orange.  Quand la main orange se met à clignoter, tu as amplement le temps de traverser même si tu n'es pas encore engagée en autant que tu déguedines, comme quand il reste dix secondes en prolongation.
  • Profite d'un bouchon.  Quand les voitures sont toutes arrêtées, c'est souvent un bon moment pour se faufiler, en autant que toutes les voies soient bloquées, comme quand les deux défenseurs ont les deux patins visés sur la ligne bleue, c'est le temps de foncer entre les deux à pleins gaz.  Essaye le plus possible de faire contact visuel avec les chauffeurs à l'arrêt.
  • Insère-toi dans un groupe délinquant. C'est souvent ce qui fait rager les automobilistes: les gens qui auraient attendu, mais qui ne font que suivre le flux de marcheurs sans se soucier de la signalisation (en faisant l'air de rien).  Un jaywalker en attire un autre.  C'est rare que les policiers sifflent un "too many (wo)men" dans la rue.
  • Respecte le "pecking-order" de la rue.  Tout ce qui a plus de quatre roues a priorité sur tout le reste.  Un camion ça ne s'arrête pas sur un dix-cent.  Ensuite, les taxis.  Ne te fie jamais à un chauffeur de taxi à moins d'être dans son véhicule.  Viennent ensuite les messagers à vélos qui foncent dans l'tas avec leur sac de courrier.  Tu vas aussi apprendre à la longue qu'il y a des marques de voiture qui semblent attirer les plus insouciants du volant.  Comme quand la mêlée éclate sur la glace, t'évites de jeter les gants devant la grande goon avec une barbe de trois jours.
Bon, même si tu n'es pas itinérante (I), la police pourrait te donner une contravention pour ton comportement délinquant, ouvre l'oeil.  Aux dernières nouvelles, c'est 37$ et les polices sont plus difficiles à détecter ces temps-ci, comme il sont habillés de façon un peu bizarre en moyen de pression.  Et non, ils n'ont pas de chandails zébrés. J'aimerais te dire de plutôt utiliser les passages piétons, mais les automobilistes ont tendance à les ignorer.  Le contact visuel (oeil de lynx) et le non-verbal (langage corporel et facial intimidant qui dit "T'es mieux d'arrêter mon tabarnouche") sont tes alliés ici.

J'ai le souvenir frais de la fois où j'avais voulu défier la circulation en face des HEC.  Je me disais qu'avec un air décidé et ma mallette d'homme d'affaires, ça allait passer. Au milieu de la rue, le pied m'est resté coincé dans un nid de poule et vlan, en une fraction de secondes, je me suis retrouvé face contre asphalte, comme si je venais de rencontrer Zdeno Chara dans mon angle-mort. Je me suis relevé en vitesse, le genou écorché, le pantalon un peu déchiré et l'orgueil dégonflé.

Bref, sois prudente, même quand tu suis le troupeau sur Ste-Catherine.

J fait plus de millage que je croyais avec une lettre qui m'intimidait.  K sera beaucoup plus aisé.


1 commentaire:

  1. HAHAHA ok ce mot là, je n'aurais jamais pu le deviner!!! Pour te réconforter, le jaywalking n'est pas en voie de disparition, même si à Montréal je préfère suivre discrètement un vétéran!

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