06 septembre 2014

I pour Itinérance.


Itinérance.  Un mot que Michael avait deviné, suite à une mésaventure qui risque de faire en sorte que tu n'oublieras jamais plus tes clés à l'intérieur de ta résidence.  Embarré en dehors de son chez-soi sans sa clé, c'est désagréable, mais j'imagine que c'est encore pire quand on est embarré, sans clé, en dehors de son pas-de-chez-soi.

L'itinérance par choix dans sa forme planifiée et assurée est très agréable, même exaltante.  Pour avoir vécu de grands bouts en cavale totalement autonome dans les montagnes avec mon sac à dos plusieurs jours sans me laver ou bien le derrière sur mon vélo à voguer de ville en ville, je peux affirmer que c'est un état d'ivresse indescriptible.  Il y a ce Survenant, cet Ovila Pronovost en moi qui voit dans toutes les routes, tous les sentiers une porte vers le nirvana et la grande liberté auto-propulsée.  Mais ce type d'itinérance est totalement factice et surtout toujours temporaire.  Sous ce type de vagabond, il y a ce grand filet fait de plusieurs lignes de vie, comme un réseau d'amour et d'amitié, un domicile où revenir un jour, un pécule pour les vieux jours, un employeur patient, un patrimoine familial et pour tout le reste, la carte de plastique.

La vraie itinérance, celle qui n'est pas choisie (malgré ce que certains racontent) est toute sauf exaltante. Peut-être que tu n'as pas encore vraiment été exposée à cette réalité, mais la ville, à travers tous ses extrêmes affiche souvent la pauvreté sous son plus vilain jour.  L'itinérance au grand jour est un des plus grands indicateurs de notre impuissance collective à caser (physiquement, mentalement et dignement) tout notre monde. C'est un autre paradoxe urbain: On pourrait s'attendre que les grandes villes, poumons économiques des nations, aient toutes les ressources pour anéantir la pauvreté sur leur territoire, mais c'est bien là qu'on trouve les pires exemples de dénuement, d'indigence et de grande misère.

Quand on y réfléchit le moindrement, la ville a absorbé, absorbe et absorbera plus de monde qu'elle ne pourra jamais en supporter.  Comme je l'ai déjà dit, le grand nombre multiplie la probabilité de voir des phénomènes qui sont moins évidents dans nos villages.  La ville est aussi un pôle d'attraction important.  En plus de l'exode naturel des campagnes, plusieurs se tournent vers la ville pour une autre chance croyant y trouver du travail, alors que les emplois urbains bien rémunérés sont de plus en plus dans le secteur des services, ce qui laisse en marge les gens aux habiletés plus manuelles.  Les immigrants s'installent presque tous en ville pour des raisons pratiques (proximité, transports, langue, services), mais il est clair que le chômage (pour de mauvaises raisons) est plus élevé chez les nouveaux arrivants.  La vie est aussi plus chère en ville, ce qui pousse ceux qui y voyaient une opportunité vers une plus grande précarité que prévue.

Je parie que tu n'as jamais croisé un itinérant à Cowansville.  J'en n'ai jamais identifié à Bromont non plus. Nos petites places ont les yeux plus scrupuleux.  On ne tolèrerait pas un itinérant qui camperait dans notre entrée de garage.  Un vagabond qui interpellerait les touristes sur la rue Shefford provoquerait plus d'un appel à notre valeureuse police locale qui n'hésiterait pas, avant de tenter de refiler le type au réseau de santé, à lui donner une contravention pour flânage (F).  J'aimerais que ce ne soit qu'une blague visant notre corps de police municipal assez fort sur le péage, mais malheureusement, c'est souvent la seule réaction répressive des policiers dans plusieurs quartiers de Montréal.  La plupart des itinérants cumulent des centaines et des milliers de dollars en contraventions impayées.  C'est totalement ridicule, car si ces gens sont dans la rue, c'est entre autres parce qu'ils n'ont pas un sou.

Ces itinérants sont issus de divers voies. D'abord, la ville présente une concentration de tentations: le Casino, les bars, les prêteurs sur gages, qui peuvent en un enchaînement vicieux lancer un alcoolique ou un toxicomane dans une spirale infernale à la pente beaucoup plus abrupte qu'en région éloignée.  Il y a la pauvreté endémique qui crée des "ghettos sociaux" bornés par des barrières encore incomprises, une violence contagieuse et souvent héréditaire qui baigne dans les gangs de rues et la petite criminalité qui mène à la grande. Il y a des femmes qui sont cruellement abandonnées sans le sou après une union-libre inégalitaire.  Il y a surtout quantité de gens qui ont des problèmes graves de santé mentale qui auraient besoin de soins et d'un suivi continuel, beaucoup plus qu'une pile de contraventions.  Il y a ceux qui ont perdu leur emploi, trébuchent sur le chômage à un âge avancé et finissent sur l'aide sociale avec six ou sept cents dollars par mois. Essaye-donc de trouver un logement propre en ville, faire l'épicerie et faire autre chose que survivre avec ce montant.  Pour plusieurs, c'est souvent un aller simple pour la rue.

Comme avec tout, on se désensibilise vite.  On apprend à tourner la tête en croisant un passant un peu odorant qui demande de la monnaie.  On en vient à trouver normal de voir une personne inerte sur un ramassis de cartons sur le trottoir.  Comme avec le journal, notre oeil apprend à éviter les publicités sans les voir, pour se concentrer que sur le contenu journalistique.  Même si tu faisais une Mère Téresa de toi-même, que tu commençais à satisfaire toutes les demandes de monnaie et essayer d'aider tous les gens qui te semblent dans des situations insupportables, tu n'y arriverais pas.  Pour une personne de coeur, ça devient vite un cruel dilemme.  Je choisis parfois de donner parce qu'un tel me rappelle quelqu'un, parce que celui-ci a dit quelque chose qui m'a fait rire, parce que celui-là est original dans sa demande, mais on ne peut pas donner à tous, on ne sait pas où va aller notre maigre don (la prochaine bouteille ?) et on sait bien qu'on ne résout pas grand chose avec quelques dollars.

Que faire ?  Premièrement, tu as un budget d'étudiante, alors garde tes sous.  Sois polie et respectueuse dans tes refus, que ce soit verbal ou non-verbal.  On finit par se désensibiliser, mais ces gens ne sont pas des monstres, ce sont encore des êtres humains qui n'ont pas tout à fait choisi leur état.  Voir ton beau sourire ne pourra pas leur nuire.  La meilleure façon de faire un geste, c'est de payer tes impôts et participer aux collectes de denrées de Moisson Montréal par exemple (une belle idée d'activité bénévole de team-bonding).  Tu peux aussi acheter des cartes-repas (5$) qui assure que le bénéficiaire qui le reçoit va vraiment le convertir en nourriture.  Finalement, tu peux acheter le journal l'Itinéraire qui est édité et distribué par des sans-abri, un excellent outil de réinsertion.

Si tu t'intéresses au phénomène, deux oeuvres audio-visuelles typiquement montréalaises permettent de se faire une tête et de nettoyer ses préjugés:

  • Le film de 2007 Le Ring d'Anaïs Barbeau-Lavalette présente une histoire qui frappe en plein front avec pour toile de fond de magnifiques images du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Le jeune acteur principal déchire l'écran.
  • La série Naufragé des Villes en 10 épisodes sur Ici Radio-Canada encore disponible sur le web.  Deux personnes font l'expérience de se débrouiller avec un chèque d'aide-sociale à Montréal pendant quelques mois.  Un casseur de préjugés garanti.
Un I un peu tristounet.  On se dirige probablement vers un J plus léger.




2 commentaires:

  1. Ton texte sur l'itinérance Éric, est touchant.
    Nancy

    RépondreEffacer
  2. Oui c'est vrai, et par gêne on ne regarde pas et on essaye d'oublier, mais tes suggestions sont vraiment plus humaine.. Le journal, c'est cool!

    RépondreEffacer