21 octobre 2014

S pour Street-Wise




Street-Wise.  Dans la vie, il y a deux écoles de pensée.  Il y a ceux qui croient qu'il y a deux écoles de pensée et les autres.  Hmm, c'est, comment dire, une lapalissade glissante récursive. Dans le même ordre d'idées, on pourrait aussi dire qu'il y a deux types de voyageurs: ceux qui assument les risques en voyageant quand même et ceux qui ne voyagent pas.

Expliquer comment être street-wise, c'est s'engager dans des contradictions circulaires sans issue. Définissons d'abord cette expression anglophone: Être street-wise, c'est avoir les habiletés nécessaires à la survie dans un environnement urbain souvent hostile et parfois criminel. Ça implique donc que si on est assez fort pour s'estimer street-wise, on devrait être assez wise pour ne pas se mettre dans une situation qui demande d'utiliser ses habiletés de street-wise, en prenant pour acquis que la ville n'est pas constamment hostile. Une autre impasse logique: quiconque est street-wise n'a pas besoin de l'être ? Mais d'aucuns diraient qu'il y a ici une faille importante de raisonnement, arguant que les meilleures personnes pour se sortir du trouble sont bien ceux qui sont champions pour s'y enfoncer constamment. C'est très Darwinien.





Toute la notion de "survie urbaine" repose sur le danger potentiel associé à une situation donnée. Tout est évidemment relatif, basé sur l'expérience passée et la capacité d'identification d'un risque. Et le risque réel, il ne vient pas de la ruelle, de la noirceur ou du quartier, mais bien évidemment de l'humain. Il n'en demeure pas moins que je t'ai déjà dit de prendre pour acquis qu'a priori la grande majorité des gens sont de bonne foi. Je t'ai même enjoint de faire l'effort de présenter ton plus beau sourire aux itinérants. Me revoici dans le noeud coulant de la contradiction. On ne s'en sort pas.




Même avec la meilleure volonté et un excellent jugement, il est parfois difficile de faire la part des choses. En stage à Toronto à l'hiver 88, je passais mes samedis matins au planétarium où je faisais un cours de fabrication de télescopes. Ça s'est surtout résumé à fabriquer un miroir sphérique en manque de parabole. Un de ces matins en traversant le parc à pied pour me rendre au planétarium, une dame s'est mise à crier à l'aide. Elle hurlait qu'elle avait glissé sur le trottoir glacé et qu'elle s'était probablement cassé quelque chose. Elle était assez loin, assez pour l'entendre, mais pas assez pour la voir clairement. J'ai décidé de passer mon chemin, car j'avais entendu à la radio que des gangs piègeaient d'honnêtes gens de cette façon. Mais j'avais plus (trop) tard réalisé qu'à cette heure matinale, c'était peu probable que ce fût un cas d'arnaque. C'est la peur injustifiée qui m'a empêché d'aider une dame blessée, malgré mon grand coeur. Quelques jours plus tard, j'ai perdu connaissance dans l'appartement. Quand je suis revenu à moi, j'étais étendu dans le couloir sans pouvoir me relever seul. Je me suis mis à appeler à l'aide en vain mon coloc qui ronflait comme une locomotive. Juste retour des choses.

Dans ce même séjour dans la métropole ontarienne, il m'arrivait de quitter le centre-ville assez tard le weekend et j'avais appris plus tard que le Centre Eaton où je passais souvent était souvent le théâtre d'attaques et de bagarres autour de mes heures de fréquentation. Je n'ai jamais eu de problèmes, mais c'est sûr qu'avec mon gabarit, j'ai moins à craindre qu'une jeune et jolie blonde sans défense (tu joues à l'avant... défense... la pognes-tu ?).

Il ne faut surtout pas que tu commences à t'inquiéter de tous les malheurs urbains qui pourraient t'accabler. Mais une fille avertie en vaut deux et à deux, on se défend mieux que seule. C'est le contexte et l'environnement qui allument habituellement les signaux pour se mettre en mode vigilance.

Première leçon donc: quand tu cherches le trouble, tu ne cherches habituellement pas très longtemps et c'est lui qui te trouve. Il y a les évidences qu'il n'est pas vraiment nécessaire de t'expliquer longtemps et que tu évites déjà naturellement comme de se trouver seule dans un parc à la noirceur, prendre un raccourci dans un coin sombre, accepter un lift d'un pur inconnu, étaler ta richesse au grand jour ou marcher en zone risquée la face dans ton téléphone. Dans certains quartiers, il n'est pas vraiment nécessaire d'attendre la noirceur pour les éviter. Montréal-Nord, Saint-Michel et le sud de Hochelaga-Maisonneuve sont peu recommandables en tout temps. Si tu remarques des condoms et des seringues qui jonchent le sol, c'est que tu es plus près de Breaking Bad que de Beautés Désespérées. Si t'as pas affaires là, b'en ne pas y aller est une excellente démonstration de street-wiserie.

Quand le risque est plus élevé, se promener en groupe peut être perçu comme un bon rempart contre les pièges urbains et c'est souvent le cas. Or, tu découvriras vite que le QI collectif s'amenuise en proportion du nombre. Le grégarisme a tendance à nous rendre un peu plus cave et il est sage de toujours se demander si on ferait les mêmes gestes ou si on prendrait les mêmes risques laissé à soi-même. Rappelle-toi toujours votre dernier déménagement quand Patrick, Michael et moi (pourtant trois individus d'intelligence supérieure) avons enlisé le camion dans la boue sans jamais soulever le moindre doute sur la fermeté de la surface et le chemin pour ressortir.



L'insu est aussi un grand fléau qui nous arrive quand on ne s'en attend pas. Le plus grand problème avec l'insu, au contraire du su, c'est qu'on ne sait pas qu'il nous a frappé. Si tu laisses ton verre sans surveillance un moment dans un party, l'insu pourrait y verser des substances dans un dessein malveillant. C'est le genre d'affaires qui n'arrive pas aux laiderons, alors quand tu quittes ton verre, ma belle, n'y reviens jamais. De toute façon, si tu tiens le moindrement de ta mère, tu risques de finir par boire dans le verre d'un autre, ce qui n'est pas dénué de risques non plus (en provenance du contenu du verre ou de la réaction du propriétaire de l'objet).




Je ne veux surtout pas te convaincre de tous les dangers. Je ne voudrais pas que tu deviennes quelqu'un qui a peur d'avoir peur en ville. On ne choisit pas toujours le contexte ou les circonstances et tu seras tôt ou tard confrontée à une situation risquée et tu devras faire face. Là, c'est l'attitude qui doit primer, comme quand tu sautes sur la glace. Imagine que tu doives prendre la mise au jeu devant une redoutable goonette de 30 cm de plus que toi. Si en croisant ton regard, elle sent que tu es le moindrement intimidée, elle va t'avaler tout rond. Tu dois dire à ta face de faire comme si tu en avais vu bien d'autres avant et convaincre le reste de ton corps que tu n'as pas à céder un pouce (du moins jusqu'à ce que la rondelle tombe). C'est la même chose au terminus d'autobus à la station Berri. J'ai déjà lu que le temps de liberté d'une jeune fugueuse désoeuvrée à cet endroit était très court, vu la vitesse à laquelle les gangs de rue savent reconnaître les jeunes vulnérable. Ainsi, si tu t'y retrouves là (ou ailleurs de pas rassurant), ne t'assois pas peinarde avec ta face tristounette. N'aie jamais l'air perdue, marche avec détermination. Prends ta face rassurée - peut être même un peu baveuse - de celle qui sait où elle s'en va. Tu dois pratiquer cette face là absolument pour quand tu en auras besoin: c'est meilleur qu'un cours d'autodéfense. Si on t'aborde quand même, ta réponse gagnante est "Je l'sais" toujours en ne trahissant pas ta face. "Je l'sais" est toujours dans les premières expressions que j'apprends dans la langue du pays que je visite.

Il ne faut surtout pas perdre ton beau sourire et continuer de considérer que la grande majorité des gens sont sympathiques envers les autres. Reste vigilante, garde la tête haute et pratique bien tes faces (même sous ton casque)


05 octobre 2014

R pour Relique

Relique.  Un drôle de mot pour parler du religieux. Ce vocable qui évoque le restant de saint, le morceau d'ADN momifié et faisandé pour la perpétuité entre dans la même catégorie macabre et mystique que crypte, catacombes, stigmates, columbarium, linceul ou ossuaire.

D'aucuns diront que je dois être le pire candidat pour parler de ce sujet, moi l'athée, catholique défroqué, apostasié en bonne et due forme. Mais sache que plusieurs années d'exposition au rituel comme lecteur à la grand-messe du dimanche ont imprimé beaucoup de ritournelles dans l'hémisphère droit de mon encéphale grouillant de vieilleries. Je peux réciter des grands bouts de la messe catholique sans trop y penser. Il n'est pas rare qu'en vélo, en descendant une pente à 55 km/h, j'entonne spontanément: "Il est grand le mystère de la foi, nous proclamons...". Il m'arrive aussi de répondre tout bas à mon interlocuteur "et avec votre esprit" quand le rythme du dialogue s'y prête. Mais il m'arrive aussi de dire "Bonne épicerie" aux gens qui me disent au revoir à la fin de la journée de travail.

Oratoire Saint-Joseph

Quel rapport avec Montréal ? Eh bien, la métropole québécoise a déjà fièrement porté sa désignation de ville aux 100 clochers, malgré qu'aujourd'hui plusieurs de ses temples chrétiens soient en voie de disparaître par manque de fidèles ou de vie paroissiale. Il reste encore un bon nombre de ces clochers qui sont encore debout et dominant ceux-ci, un grand dôme à l'ouest de la montagne que tu as sûrement remarqué, celui de l'Oratoire Saint-Joseph.

Claude Poirier
Construit par étape pendant le 20e siècle, l'Oratoire est un des plus beaux monuments religieux de la ville. Indissociable du monument, le Frère André (Alfred Bessette) a construit une première chapelle en 1904 qui fut ensuite agrandie successivement. Ce Frère André, lui même frêle et malade, a beaucoup oeuvré auprès des pauvres et des malades au point où certains lui attribuèrent des guérisons. Autre occasion d'apprendre un nouveau mot, sache que la job de guérisseur par la voie du miracle s'appelle thaumaturge. Quand il est décédé en 1937, il était célèbre pour ses dons de guérisseur, on sépara donc son coeur de son corps (!). Son corps est inhumé dans un cercueil de marbre et son coeur conservé comme une relique que les gens ont pu contempler à l'Oratoire jusqu'à son vol (!) en 1973. Le coeur fut récupéré en 1974 grâce à l'aide de Claude Poirier (Le Négociateur) et est maintenant conservé dans un endroit secret du monument.

Catherine de Sienne
L'histoire ne dit pas si la dépouille du Frère est demeurée intacte de par sa sainteté, mais n'est-ce pas barbare de détacher le coeur du corps pour une adoration posthume ? Dans un voyage en Italie, j'avais été sidéré d'apprendre (et de voir) que la tête de Sainte-Catherine-de-Sienne avait été séparée du reste de son corps: La tête à Sienne et le corps à Rome. B'en là ! Mais dans la catégorie relique, la palme revient au Palais Topkapi à Istanbul où on prétend nous montrer (sans rire) le bol d'Abraham, le bâton de Moïse, le turban de Joseph, l'épée de David, le crâne de Jean-Baptiste, la barbe, une dent et l'empreinte de pied de Mahomet dans la pierre. Très crédible. Déjà que je serais incrédule si quelqu'un essayait de me faire avaler que son chandail du CH a déjà été porté par Guy Lafleur dans une finale de la Coupe. Je pense que le symbole de la relique revêt plus d'importance que son origine réelle. Un peu, beaucoup comme l'effet placebo en médecine.
 
Après des enquêtes minutieuses par l'Église, le Frère André a été béatifié en 1982 par Jean-Paul II et canonisé en 2010 par Benoit XVI.  Les saints, c'est compliqué, mais c'est un peu comme au hockey.  Une béatification, c'est comme être repêché junior et la canonisation, c'est comme faire le grand club. On dit donc Saint-Frère André depuis 2010.

J'ai ce paradoxe qui m'habite.  Athée, j'ai peine à croire qu'on ait investi autant d'énergie dans la construction de grands temples religieux, alors que souvent, particulièrement dans les paroisses canadiennes-françaises, les fidèles qui l'ont financé vivaient pour la plupart dans la misère au quotidien.  Il est difficile d'accepter le faste de Saint-Pierre-de-Rome et la grande richesse du Vatican sachant que cet ordre ecclésiastique perpétue la tradition de Jésus et des apôtres, modestes itinérants en sandales qui décriaient l'accumulation de richesse matérielle.  Or, il m'est difficile d'imaginer la ville (et le reste du monde) sans ces manifestations architecturales gigantesques, leur baroque symétrie et leurs flèches de clochers qui pointent vers le ciel.  Sans ces édifices religieux, même les grands mécréants cartésiens comme moi trouveraient que le paysage urbain est drabe et sans âme.

Basilique Saint-Pierre de Rome
J'adore donc l'Oratoire pour sa simplicité et sa sobriété.  Les colonnes et la pierre qui l'habitent respirent la paix.  C'est un excellent endroit pour se recueillir ou se calmer le pompon, quelles que soient tes convictions.  Tu peux aussi faire comme plusieurs pèlerins et monter les marches à genou, cependant, je te conseille de mettre tes jambières de hockey avant de faire ça si tu veux continuer ta carrière sportive. Assise dans ce havre paisible et silencieux, il te sera difficile d'imaginer que le groupe rock Offenbach y a présenté un spectacle en 1972, un genre de messe des morts avec du chant grégorien et de la guitare électrique.  Heureusement, ils n'avaient pas encore intégré leur répertoire plus irrévérencieux des années qui suivirent (Tabarnac, Mes Blues passent p'us dans porte, Deux autres bières, Ayoye...)

Dans le paysage de Montréal, plusieurs autres temples sont dignes de mention. Entre autres:

  • Basilique Notre-Dame - La Basilique Notre-Dame est située à la Place d'Armes devant la statue de Paul Chomedey de Maisonneuve.  On y a déjà assisté à une présentation du Messie de Haendel.  Il y a un magnifique orgue Casavant, de belles boiseries et des dorures en feuilles d'or.

  • Cathédrale Marie-Reine-du-Monde - D'un point de vue architectural, c'est une réplique de Saint-Pierre-de-Rome à l'échelle 1/3.  Une bonne façon de remettre un voyage au Vatican à plus tard.
  • Basilique Saint-Patrick - C'est un superbe édifice situé sur René Lévesque.  Il s'agirait de la première église irlandaise à Montréal.  Les vitraux sont remarquables.

  • Église Notre-Dame-Du-Bon-Secours - Située aussi dans le Vieux-Montréal, c'est l'emplacement de la première église fondée par Marguerite Bourgeois.  Très simple dans son décor, on y trouve des lampes provenant de navires.


Il y a bien sûr des synagogues et des mosquées à Montréal, mais leurs édifices restent modestes en comparaison avec la grandiloquence chrétienne.  Il y aussi d'autres églises plus marginales, comme l'Église de Scientologie, qui fait un peu peur avec sa pseudo-science et un nom qui peut faire croire qu'ils peuvent t'aider dans tes travaux de chimie. Rien du genre, je me tiendrais loin à ta place. Il faut vraiment être désespéré et désoeuvré pour embarquer dans les sornettes de Ron Hubbard et sa dianétique. À ne pas négliger aussi les gourous new age qui vident les poches des crédules avec leurs roches d'énergie, leurs prismes de fenêtres et leurs attrapeurs de rêves.  Quand la librairie sent le patchouli et que la vendeuse est nu-pieds, sauve-toi en courant !


Quand j'étais jeune, mes grands-parents voulaient toujours nous donner une médaille de Saint-Christophe (le patron des voyageurs) quand on quittait la maison pour longtemps.  Dans des moments difficiles, j'ai déjà vu ma mère implorer Saint-Jude, le grand patron des causes désespérées.  Une de tes tantes aime bien demander à Saint-Antoine de retrouver ses clés.  On sait jamais, tu pourrais peut-être t'en remettre à Sainte-Catherine, patronne des étudiants, quand la dernière partie à l'étranger t'aura empêchée d'étudier suffisamment pour ton examen.  Peut-être aussi Saint-Gabriel, patron des postiers, quand tu prieras pour que ta dernière passe télégraphiée en zone neutre parvienne à ta coéquipière sans dégâts.  Saint-Éloi, grand patron des plombiers, pourrait aussi t'être utile en désavantage numérique de temps en temps.  Mais, pour ça, il faut que tu crois.  Au moins autant que tu crois que de lacer ton patin gauche avant ton droit peut tout changer à la partie...