Street-Wise. Dans la vie, il y a deux écoles de pensée. Il y a ceux qui croient qu'il y a deux écoles de pensée et les autres. Hmm, c'est, comment dire, une lapalissade glissante récursive. Dans le même ordre d'idées, on pourrait aussi dire qu'il y a deux types de voyageurs: ceux qui assument les risques en voyageant quand même et ceux qui ne voyagent pas.
Expliquer comment être street-wise, c'est s'engager dans des contradictions circulaires sans issue. Définissons d'abord cette expression anglophone: Être street-wise, c'est avoir les habiletés nécessaires à la survie dans un environnement urbain souvent hostile et parfois criminel. Ça implique donc que si on est assez fort pour s'estimer street-wise, on devrait être assez wise pour ne pas se mettre dans une situation qui demande d'utiliser ses habiletés de street-wise, en prenant pour acquis que la ville n'est pas constamment hostile. Une autre impasse logique: quiconque est street-wise n'a pas besoin de l'être ? Mais d'aucuns diraient qu'il y a ici une faille importante de raisonnement, arguant que les meilleures personnes pour se sortir du trouble sont bien ceux qui sont champions pour s'y enfoncer constamment. C'est très Darwinien.
Toute la notion de "survie urbaine" repose sur le danger potentiel associé à une situation donnée. Tout est évidemment relatif, basé sur l'expérience passée et la capacité d'identification d'un risque. Et le risque réel, il ne vient pas de la ruelle, de la noirceur ou du quartier, mais bien évidemment de l'humain. Il n'en demeure pas moins que je t'ai déjà dit de prendre pour acquis qu'a priori la grande majorité des gens sont de bonne foi. Je t'ai même enjoint de faire l'effort de présenter ton plus beau sourire aux itinérants. Me revoici dans le noeud coulant de la contradiction. On ne s'en sort pas.
Même avec la meilleure volonté et un excellent jugement, il est parfois difficile de faire la part des choses. En stage à Toronto à l'hiver 88, je passais mes samedis matins au planétarium où je faisais un cours de fabrication de télescopes. Ça s'est surtout résumé à fabriquer un miroir sphérique en manque de parabole. Un de ces matins en traversant le parc à pied pour me rendre au planétarium, une dame s'est mise à crier à l'aide. Elle hurlait qu'elle avait glissé sur le trottoir glacé et qu'elle s'était probablement cassé quelque chose. Elle était assez loin, assez pour l'entendre, mais pas assez pour la voir clairement. J'ai décidé de passer mon chemin, car j'avais entendu à la radio que des gangs piègeaient d'honnêtes gens de cette façon. Mais j'avais plus (trop) tard réalisé qu'à cette heure matinale, c'était peu probable que ce fût un cas d'arnaque. C'est la peur injustifiée qui m'a empêché d'aider une dame blessée, malgré mon grand coeur. Quelques jours plus tard, j'ai perdu connaissance dans l'appartement. Quand je suis revenu à moi, j'étais étendu dans le couloir sans pouvoir me relever seul. Je me suis mis à appeler à l'aide en vain mon coloc qui ronflait comme une locomotive. Juste retour des choses.
Dans ce même séjour dans la métropole ontarienne, il m'arrivait de quitter le centre-ville assez tard le weekend et j'avais appris plus tard que le Centre Eaton où je passais souvent était souvent le théâtre d'attaques et de bagarres autour de mes heures de fréquentation. Je n'ai jamais eu de problèmes, mais c'est sûr qu'avec mon gabarit, j'ai moins à craindre qu'une jeune et jolie blonde sans défense (tu joues à l'avant... défense... la pognes-tu ?).
Il ne faut surtout pas que tu commences à t'inquiéter de tous les malheurs urbains qui pourraient t'accabler. Mais une fille avertie en vaut deux et à deux, on se défend mieux que seule. C'est le contexte et l'environnement qui allument habituellement les signaux pour se mettre en mode vigilance.
Première leçon donc: quand tu cherches le trouble, tu ne cherches habituellement pas très longtemps et c'est lui qui te trouve. Il y a les évidences qu'il n'est pas vraiment nécessaire de t'expliquer longtemps et que tu évites déjà naturellement comme de se trouver seule dans un parc à la noirceur, prendre un raccourci dans un coin sombre, accepter un lift d'un pur inconnu, étaler ta richesse au grand jour ou marcher en zone risquée la face dans ton téléphone. Dans certains quartiers, il n'est pas vraiment nécessaire d'attendre la noirceur pour les éviter. Montréal-Nord, Saint-Michel et le sud de Hochelaga-Maisonneuve sont peu recommandables en tout temps. Si tu remarques des condoms et des seringues qui jonchent le sol, c'est que tu es plus près de Breaking Bad que de Beautés Désespérées. Si t'as pas affaires là, b'en ne pas y aller est une excellente démonstration de street-wiserie.
Quand le risque est plus élevé, se promener en groupe peut être perçu comme un bon rempart contre les pièges urbains et c'est souvent le cas. Or, tu découvriras vite que le QI collectif s'amenuise en proportion du nombre. Le grégarisme a tendance à nous rendre un peu plus cave et il est sage de toujours se demander si on ferait les mêmes gestes ou si on prendrait les mêmes risques laissé à soi-même. Rappelle-toi toujours votre dernier déménagement quand Patrick, Michael et moi (pourtant trois individus d'intelligence supérieure) avons enlisé le camion dans la boue sans jamais soulever le moindre doute sur la fermeté de la surface et le chemin pour ressortir.
L'insu est aussi un grand fléau qui nous arrive quand on ne s'en attend pas. Le plus grand problème avec l'insu, au contraire du su, c'est qu'on ne sait pas qu'il nous a frappé. Si tu laisses ton verre sans surveillance un moment dans un party, l'insu pourrait y verser des substances dans un dessein malveillant. C'est le genre d'affaires qui n'arrive pas aux laiderons, alors quand tu quittes ton verre, ma belle, n'y reviens jamais. De toute façon, si tu tiens le moindrement de ta mère, tu risques de finir par boire dans le verre d'un autre, ce qui n'est pas dénué de risques non plus (en provenance du contenu du verre ou de la réaction du propriétaire de l'objet).
Je ne veux surtout pas te convaincre de tous les dangers. Je ne voudrais pas que tu deviennes quelqu'un qui a peur d'avoir peur en ville. On ne choisit pas toujours le contexte ou les circonstances et tu seras tôt ou tard confrontée à une situation risquée et tu devras faire face. Là, c'est l'attitude qui doit primer, comme quand tu sautes sur la glace. Imagine que tu doives prendre la mise au jeu devant une redoutable goonette de 30 cm de plus que toi. Si en croisant ton regard, elle sent que tu es le moindrement intimidée, elle va t'avaler tout rond. Tu dois dire à ta face de faire comme si tu en avais vu bien d'autres avant et convaincre le reste de ton corps que tu n'as pas à céder un pouce (du moins jusqu'à ce que la rondelle tombe). C'est la même chose au terminus d'autobus à la station Berri. J'ai déjà lu que le temps de liberté d'une jeune fugueuse désoeuvrée à cet endroit était très court, vu la vitesse à laquelle les gangs de rue savent reconnaître les jeunes vulnérable. Ainsi, si tu t'y retrouves là (ou ailleurs de pas rassurant), ne t'assois pas peinarde avec ta face tristounette. N'aie jamais l'air perdue, marche avec détermination. Prends ta face rassurée - peut être même un peu baveuse - de celle qui sait où elle s'en va. Tu dois pratiquer cette face là absolument pour quand tu en auras besoin: c'est meilleur qu'un cours d'autodéfense. Si on t'aborde quand même, ta réponse gagnante est "Je l'sais" toujours en ne trahissant pas ta face. "Je l'sais" est toujours dans les premières expressions que j'apprends dans la langue du pays que je visite.
Il ne faut surtout pas perdre ton beau sourire et continuer de considérer que la grande majorité des gens sont sympathiques envers les autres. Reste vigilante, garde la tête haute et pratique bien tes faces (même sous ton casque)